- LI SHANGYIN
- LI SHANGYINLi Shangyin a été longtemps quasi ignoré des sinologues occidentaux et même des chercheurs modernes chinois, il était trop à part de la poésie classique chinoise, trop difficile aussi pour être étudié autrement que de façon superficielle. Mais voici que depuis quinze ans plusieurs dizaines d’ouvrages et d’articles lui ont été consacrés en Extrême-Orient, et plusieurs sinologues occidentaux ont à la fois entrepris de lui vouer leurs recherches. Pourquoi cet intérêt? Sans doute à cause de tous les problèmes qu’il pose.Les raisons d’un échecLi Shangyin n’a pas mené une existence très remarquable; plusieurs points de sa biographie demeurent obscurs. Il vécut au dernier siècle des Tang, à une époque où la dynastie, déjà bien engagée sur la pente de la décadence, aux prises avec les luttes des factions, les intrigues des eunuques et les guerres intérieures et extérieures, essaie de subsister et parfois de reprendre une route ascendante. Né dans une famille de petit mandarinat, orphelin de bonne heure, Li Shangyin connut une adolescence pauvre et indépendante. Il se fait remarquer par sa culture et, à l’âge de seize ans, entre au service d’un personnage important de l’empire, membre du clan de la nouvelle classe dirigeante parvenue au pouvoir par la voie des examens. Après quatre années seulement dans ce milieu et plusieurs essais infructueux aux examens impériaux, il finit par voir son nom sur les listes des «lettrés accomplis» et entre dans l’entourage d’un nouveau protecteur qui est, lui, de l’autre faction, celle des grandes familles, et dont il épousera la fille: on a beaucoup discuté pour savoir si ce changement correspondait à une évolution de l’attitude politique du jeune poète. Il n’en est rien, semble-t-il, mais cela sera l’occasion pour les historiens anciens de condamner son instabilité et même son absence de principes. La carrière de Li Shangyin sera, en fait, peu brillante et restera soit aux échelons les plus bas de la hiérarchie mandarinale, à la cour ou en province, soit dans l’entourage de quelque commissaire impérial qui l’emmène, avec une situation plus ou moins définie, dans des régions lointaines. Quelle est la cause de cet insuccès persistant? Les historiens l’ont attribué à son immoralité, mais celle-ci n’est rien moins que prouvée et d’autres motifs de ses échecs peuvent être proposés, qui éclairent en même temps le caractère et la personnalité du poète.Une première cause d’échec est certainement la malchance. Chaque règne d’empereur, et il y en eut trois pendant sa vie d’adulte, amène, dans cette lutte implacable des deux factions en présence, un changement du parti au pouvoir. Or, soit par suite de son tempérament, soit par suite de l’attrait que sa renommée de lettré présentait pour de grands fonctionnaires, il vécut plus de la moitié de sa carrière dans la clientèle d’un de ces hauts mandarins qui étaient nécessairement atteints par le changement de l’équipe en place. Et chaque changement, que cela vînt des hasards de la vie ou d’un manque de flair de sa part, l’a trouvé du côté du parti qui était écarté.Une autre cause de ses échecs est, semblet-il, le courage avec lequel il ose critiquer les milieux de la cour. Critiques des empereurs qui font confiance aux charlatans taoïstes dont les drogues, dites d’immortalité, ont pour résultat d’abréger leur vie. Critiques surtout des eunuques, dont le rôle malfaisant auprès des empereurs est dénoncé vertement. Vu le pouvoir que ces eunuques, qui font et défont, y compris par l’assassinat, plusieurs des empereurs du temps, ont sur le gouvernement de l’empire, il n’est pas étonnant que la carrière de Li Shangyin ait eu à souffrir de leur vengeance.Une troisième raison de ses échecs peut être cependant cherchée dans la vie amoureuse du poète et surtout dans l’utilisation du thème de l’amour dans sa poésie. Marié tard, séparé de sa femme par les voyages et les séjours au loin pendant près de la moitié de sa vie conjugale, Li Shangyin eut probablement plusieurs aventures, dont l’une au moins, qui fut d’ailleurs très éphémère, est connue par le récit qu’en fit le poète lui-même. Des biographies modernes lui ont attribué une vie dévergondée et des passions, partagées, avec des nonnes taoïstes et, ce qui est bien pire, avec des femmes du harem impérial. Mais les précisions tirées de la poésie même de Li Shangyin pour appuyer ces suppositions paraissent bien faibles. Quoi qu’il en soit, le thème de la femme, des plaisirs et peines de l’amour, est devenu source d’inspiration chez des poètes contemporains et amis de Li Shangyin, tels que Wen Tingyun (818-870), qui écrivent des ci . Que Li Shangyin ait employé le même thème dans une poésie qui a gardé la forme classique du shi , que cela lui ait valu des ennuis de la part d’un mandarinat resté strict sur les questions de décence extérieure et surtout en littérature, malgré une relative liberté des mœurs, n’est pas pour nous surprendre.Hermétisme et ambiguïtéCe qui est caractéristique de la poésie de Li Shangyin et a attiré sur lui l’attention est aussi l’ambiguïté, la difficulté et l’étrange beauté des images de beaucoup de ses poèmes.Ambiguïté par exemple d’un certain nombre de poèmes d’amour, qui ont souvent été interprétés comme des poésies à la fois politiques et personnelles sur la situation précaire du poète dans le mandarinat. Que le prince ou le haut fonctionnaire puisse être représenté par une belle femme est un symbolisme fréquent dans la poésie chinoise depuis le Chu ci , et les relations du poète avec lui seront évoquées sur le mode des relations entre amants. Une interprétation à un double niveau, littéralement comme poème d’amour et symboliquement comme poème à résonance politique, est d’ailleurs possible et même probable dans plusieurs cas, et d’autres interprétations allégoriques peuvent être dégagées.Mais l’obscurité des poèmes ne vient pas seulement de cette ambiguïté fondamentale. Elle est aussi dans la richesse du vocabulaire, le nombre et la variété des allusions littéraires et historiques, qui supposent chez le poète une très vaste érudition, enfin l’abondance et l’étrangeté des images.Ces images étranges, telles que celles du fameux poème, exemple entre beaucoup d’autres, Mon Luth brodé ... (les cordes du luth et les années de la vie, les larmes des perles, la fumée du jade...) laissent le lecteur, le traducteur ou le spécialiste, très perplexe en même temps que subjugué par l’originalité et la puissance de ces images ou de ces rapprochements de mots. Avec Li Shangyin, il n’est plus possible de dire que la poésie classique chinoise reste dans les sentiers battus des thèmes et des images traditionnels.Dans le renouveau littéraire de la Chine des dernières années qui a suivi la fin de la Bande des Quatre (1976), un vif intérêt s’est manifesté pour la poésie de Li Shangyin, et de nombreux travaux lui ont été consacrés.
Encyclopédie Universelle. 2012.